David Sellem

Sourd des femmes

     S. me tient par la main. Nous avançons dans la rue animée et lumineuse. Il fait beau et j'ai chaud. Je pense que c'est l'été ou la fin du printemps. Nous entrons dans un vieil immeuble du onzième arrondissement de Paris. C'est un grand bâtiment, ancien, la porte est imposante et a l'air lourde. Elle est verte. À l'intérieur il fait sombre et frais. Nous avançons à travers un corridor et montons un escalier aux marches en bois. Elles ne sont pas hautes. S. monte à mon rythme, doucement, marche par marche, en tenant ma main dans la sienne. De l'autre, il porte des vêtements emballés sous des plastiques transparents. Il y a trois ou quatre vêtements différents, je crois. J'ai très mal aux oreilles. S. me parle, il est souriant et a l'air content. J'entends ce qu'il dit de manière déformée, sourde et lointaine. D'habitude, lorsqu'il parle, sa voix est douce et chaude et surtout très grave. Aujourd'hui c'est tout ce qu'il en reste à mon oreille, une voix grave, étouffée. Je ne comprends pas bien. Je crois que nous allons voir monsieur et madame T. Je ne sais pas qui sont ces personnes. Ça a l'air d'être important pour S.

 

     Arrivés au troisième étage, nous arrivons devant une double porte, blanche et très grande. S. frappe trois coups, la pousse, et nous entrons dans un appartement. C'est une première grande pièce avec à l'intérieur des placards gris en métal, et des bureaux et des chaises. Deux dames sont là et nous accueillent. L'une d'elle vient libérer S. des vêtements qu'il porte du bras droit. Ils se disent bonjour, se serrent la main. Elle lui fait un grand sourire. Elle dit quelque chose mais je n'entends pas. J'ai mal aux oreilles. La seconde femme nous rejoint, elles me regardent et sourient. Elles disent quelque chose à S. C'est inaudible. J'entends la voix sourde de S. qui leur répond. Il parle de moi je crois. Je les regarde, puis je regarde autour de moi, il y a plein de papiers sur les bureaux, et une machine à écrire. Une des deux femmes s'agite et disparaît derrière une porte avec les vêtements qu'elle a pris à S. La seconde se baisse vers moi et dépose un baiser sur ma joue, j'ai un léger mouvement de recul. Je ne la connais pas. J'ai peur. Elle lève la tête vers S. et lui parle, elle lui sourit. Elle me regarde à nouveau et me parle. Je n'entends pas ce qu'elle dit. J'ai mal aux oreilles. Je ne réponds pas. S. lui dit quelque chose, il montre mes oreilles. Je ne le quitte pas des yeux et fais oui de la tête. Je m'agrippe à lui. Elle me sourit et passe sa main dans mes cheveux avant de partir vers une autre grande double porte de l'autre côté de la pièce.

 

     Nous la suivons dans un long couloir jusqu'à une autre pièce encore plus grande, très lumineuse. Le parquet est brillant et il y a de très grandes fenêtres qui laissent entrer la lumière du jour. Des néons sont quand même allumés au plafond. Un couple vient à la rencontre de S. et le salue en lui serrant la main. S. me lâche la main, il me dit de rester là et il avance alors avec eux au milieu de la pièce près d'un portant. Ils semblent bien se connaître et se parlent. C'est monsieur et madame T. je crois. La dame de l'entrée les rejoint avec les vêtements que S. a amenés, ils sont sur des cintres, elle a enlevé les plastiques. Elle les accroche sur le portant avant de quitter la pièce. S. et monsieur et madame T. restent là et discutent. Je vois leurs lèvres bouger. Ils parlent. Ils parlent beaucoup. Avec les mains aussi.

 

     Soudain, madame T. se tourne vers une porte et semble appeler quelqu'un. Je vois ses lèvres remuer, mais je n'entends pas ce qu'elle dit. Alors, d'une porte sur la gauche, surgissent deux jeunes femmes en sous-vêtements et pieds nus. Je suis surpris et les regarde sans cligner des yeux. Je ne comprends pas pourquoi elles sont presque nues. Elles se dirigent vers S. et monsieur et madame T. et s'arrêtent devant eux. Une autre personne vient les aider à enfiler les vêtements que S. a amenés. Madame T. les fait alors tourner, chacune à son tour. Elle les fait marcher et puis s'arrêter et dit quelque chose à monsieur T. et à S., monsieur T. intervient alors et vient planter des aiguilles dans le tissus de la robe et du bas de la jupe. Je me demande comment elles vont pouvoir continuer à marcher avec des vêtements plein d'aiguilles qui risquent de les piquer. Elles retirent finalement veste, jupe et robe, et se retrouvent à nouveau en sous-vêtements. Elles repartent d'où elles sont arrivées, en discutant toutes les deux. Je ne les quitte pas du regard. L'une d'elle me sourit, elle s'arrêtent toutes deux devant la porte. Je continue de les regarder parler un moment, puis, mon regard se promène ailleurs. J'écarquille les yeux, le plus possible. Je cherche à tout voir, tout regarder autour de moi, partout, comme si ça risquait de manquer, comme si ça pouvait venir compenser les voix que je n'entends plus. Alors que cela ne compense rien. Ce manque est inévitable et illimité. Malgré cela je continue, j'insiste, je lance des œillades avides partout, surtout vers les femmes, dont on voit tellement la peau, et qui vont et viennent, et dansent presque.

 

     Elles reviennent au centre de la pièce et essaient d'autres vêtements. La danse s'immobilise à nouveau, et S. se penche vers l'une d'elle, il se baisse jusqu'à ses genoux, pour observer le vêtement qu'elle porte. Elle a la peau café au lait, des lèvres généreuses, des lèvres qui provoquent une tension chez moi, que je ne comprends pas. Comme ses jambes, comme ses bras dénudés qui laissent apparaître un léger duvet. Et ses yeux si grands et noirs qui ne semblent pas me voir. S. non plus ne semble pas la voir. Il est là absorbé par le tissus rouge orangé de ce vêtement. Elle, c'est comme si elle était invisible pour lui. Pour monsieur T. aussi d'ailleurs. Ils sont là tous les deux à ses pieds, et c'est comme si elle n'existait pas. Comme si cette robe était vide, sans femme pour la faire tenir. Ils sont là, tous deux, à se parler et à commenter quelque chose qui concerne le bas de cette robe, il n'ont pas d'autre intérêt que ce vêtement. Moi, à cet instant, je n'ai d'yeux que pour cette femme. C'est pour elle que je vois. Elle me sourit. Une fois leur étrange ballet terminé, une fois son vêtement retiré, elle vient vers moi et se penche vers moi, elle me dit quelque chose. Je n'entends pas, j'ai mal au oreilles. Je veux répondre et j'ouvre la bouche pour parler, mais alors que j'essaie d'articuler quelque chose, rien ne sort de ma bouche. Je sens quelque chose de très fin, de très ténu qui essaie de se frayer un chemin dans ma gorge, jusque dans ma bouche, mais aucun son n'en sort. Je reste muet. Je ne peux pas parler. Je n'entends même pas ma voix. Je sens des larmes inonder mes yeux. Elle continue de me sourire et passe sa main délicatement dans mes cheveux, sa course se termine en une caresse sur ma joue. Elle repart rejoindre l'autre jeune femme. Elles disparaissent par la porte d'où elles étaient venues.

 

     Je la regarde s'éloigner et s'absenter par la double porte qui me paraît maintenant immense, gigantesque, une béance absolue et infinie qui l'aurait engloutie toute entière, et qui m'aspirerait si je restais là. J'aurais aimé qu'elle m'emmène avec elle et en même temps, j'ai peur. Je cours vers S. et prend sa main que je sers fort. Il se laisse saisir la main et continue sa grande conversation avec le couple T. Ils donnent un papier à S. et la dame de l'entrée vient prendre les vêtements maintenant plein d'aiguilles. Elle repart et revient quelques minutes après pour en donner deux à S. Ils sont à nouveau dans des plastiques et sur des cintres. Tout le monde se salue en se serrant la main et nous repartons bientôt. En passant dans le couloir, je regarde partout autour de moi, je cherche à voir la jeune femme de tout à l'heure. Elle n'est pas là. Nous redescendons les escaliers et reprenons le chemin vers la voiture.



     Une fois qu'il m'a installé et attaché à l'arrière, S. place les vêtements délicatement derrière son siège. Il me dit quelque chose que je n'entends pas, mais je vois qu'il est très appliqué, c'est quelque chose de précieux pour lui. Il s'installe ensuite au volant et me dit qu'il m'emmène à l'hôpital voir le docteur R. pour soigner mes oreilles. Il le dit fort, pour que j'entende je crois. Il démarre et nous roulons dans les rues parisiennes. Il fait encore beau et S. a ouvert la vitre de son côté. Nous passons près de l'immeuble où nous étions juste avant. Je vois les deux jeunes femmes qui semblaient danser. Elles sont belles. Elles sont habillées et marchent d'un pas vif dans la rue. Elles parlent. J'ai mal aux oreilles. La voiture ralentie, nous arrivons à leur hauteur. À travers la vitre de la voiture, je regarde les femmes, je ne les entends pas, j'ai quatre ans.

 

Toutes les droites appartiennent à son auteur Il a été publié sur e-Stories.org par la demande de David Sellem.
Publié sur e-Stories.org sur 05.09.2017.

 
 

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